Elle me fut livrée comme un jouet ; je n'abusai point de mon pouvoir ; au lieu de la soumettre à mes volontés, je devins son défenseur.
On me conduisait tous les matins avec elle chez les sœurs Couppart, deux vieilles bossues habillées de noir, qui montraient à lire aux enfants.Un jour, Mauricette Couppart lut à mon amie un passage de la Bible, soulignant de son doigt crochu la phrase qu'elle prononçait lentement :
"Mieux vaut écouter la semonce du sage qu'écouter le chant du fou."
Et ma petite Odette, avec un génie et une audace fulgurants, avait élevée sa voix timide :
"Mais, Madame...
_ Oui ?"
La vieille fixait sur elle ses gros yeux ronds, et sa sœur, Yvette Couppart (son double), s'était aussi retournée sur nous. Quatre gros yeux fixait ma petite Odette quand elle murmura :
"Les chansons, c'est toujours un peu fou, non ? Moi, j'aime les chansons...
_ Comment ?"
C'en était trop pour ces mégères. Il n'y avait pas de borne à leur dévotion; pour elles, la petite, en exprimant ses charmantes idées, avait saccagé la Bible, insulté le Christ, renié le Seigneur.
"Comment..."
Les deux harpies se levèrent, dressées dans leur colère. Nous les vîmes, grimaçantes, se jeter un regard entendu. Alors Yvette alla aussi vite qu'elle put trouver quelque chose dans le sellier; et Mauricette saisit mon Odette par le bras. La fillette gémit : "Madame, vous me faîtes mal" et je m'échauffais à la vue de ces ongles jaunes enfoncés dans la peau de ma protégée et à l'ouïr de ces pleurs. Yvette revint, avec dans sa main un martinet. Mon sang ne fit qu'un tour; n'écoutant que mon cœur, sourd au dégoût qui le soulevait, je mordis à pleines dents dans le bras verruqueux de Mauricette. La vieille hurla de douleur, sa sœur me frappa de toute la force de son bras amaigri avec son fouet; je ne lâchai pas, et sentis du sang couler dans ma bouche.
Odette cria : "François ! François ! Viens, François !"
Et je desserrai mes mâchoires pour courir derrière elle sur le petit chemin qui menait à l'école.
Nous avions peur de rentrer à la maison. Nul doute que les sœurs Couppard étaient allées trouver mes parents, et qu'ils seraient dans une colère noire; les coups de martinet finiraient par nous caresser le dos.
Mais au moment de rentrer, Odette se rua sur mon père, et lui dit d'un ton très sérieux :
"Monsieur, il faut que je vous parle."
A mon grand étonnement, il consentit à s'éclipser avec elle dans son bureau. Ma mère resta avec moi dans la cuisine, à sécher la vaisselle, sans rien me dire. Ils en ressortirent enfin tous les deux après un bon quart d'heure.
Mon père me sourit, et déclara, souriant :
"Mon fils, tu es un brave garçon."
Et à la figure perplexe de ma mère :
"Et qu'on ne les fasse plus jamais aller chez ces vieilles bossues !"