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 Simon Wolff

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Sylbao
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Sylbao


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Simon Wolff Empty
MessageSujet: Simon Wolff   Simon Wolff Empty8/2/2009, 07:49

Il y a deux espèces de chercheurs : ceux qui ont la chance de s’appeler Simon Wolff, et les autres.

Je m’appelle Simon Wolff : la banalité de ce nom me permet d’endosser la paternité d’articles innombrables. Certes, j’ignore leur contenu, parfois même leur existence. Aucune importance : pour nourrir un curriculum vitae, seule compte la longueur de la liste des œuvres.

J’ai donc recopié dans le Science Citation Source Index les références de tous les articles dus à un S. Wolff. Je les ai annexées à ce que les Américains nomment leur "résumé" : ainsi étoffé, le mien à désormais une épaisseur et une variété propres à ouvrir les portes les plus élitistes.

On l’aura compris : mon véritable nom n’est pas Simon Wolff. Je lis avec passion inexplicable les revues scientifiques. Or, en 1992, à quelques mois d’intervalle, j’ai repéré deux articles (l’un dans New Scientist, l’autre dans Pour la Science) faisant état de ces savants bienheureux qui portaient le nom de Simon Wolff. J’ai pensé que s’il y avait déjà tant d’homonymes, il n’y aurait pas d’inconvénient à allonger la liste.

Il n’y a pas de justice à la naissance. Je m’appelle Venantius Xatamer. Il y avait peu de probabilité pour que je me trouve un homonyme, à fortiori dans le monde de la recherche. Cette singularité ne m’eût pas déplu si j’avais eu l’ombre d’un esprit d’invention : il n’y en a pas de trace en moi. Mon cerveau n’est pas idiot, surtout quand il s’agit d’estimer d’autrui : il est seulement incapable de créer du neuf. C’est d’ailleurs le cas de la plupart des intelligences. Le système universitaire est absurde, il contraint des cervelles ingénieuses mais stériles à déguiser de l’ancien en nouveau, c’est-à-dire à rédiger une thèse.

Sous le nom de Venantius Xatamer, j’ai écrit une seule thèse, pour laquelle je me suis donné un mal de chien. J’entends encore le jugement du professeur : "Monsieur Xatamer, dans votre étude, il y a beaucoup de bon et beaucoup de neuf. Malheureusement, ce qui est bon n’est pas neuf, et ce qui est neuf n’est pas bon." Je n’ai pas obtenu la bourse espérée.

C’est ce jour-là que j’ai décidé de changer de nom. En moins d’une seconde, Venantius Xatamer, philosophe médiocre dont le CNRS n’eût jamais voulu, est devenu Simon Wolff, bardé de diplômes prestigieux des plus célèbres universités américaines, britanniques et allemandes.

En ce moment, je suis en train. Par la fenêtre, le paysage n’est pas intéressant : c’est de la province française si peu typée que je pourrais me croire un peu n’importe où. Le contrôleur passe et poinçonne tous les billets du compartiment sans un regard pour leur propriétaire. Que je m’appelle Simon Wolff ou Venantius Xatamer ne change rien pour lui. D’ailleurs, en dehors du monde de la recherche, cela ne change rien pour personne.

Quand on porte un faux nom, il y a une seule règle de base à respecter : fuir les capitales et les grandes villes. Les usurpations d’identité ont plus de risques d’y être repérées.

Une autre règle est de ne pas s’installer. Cela tombe bien, je n’en ai jamais eu envie. Si l’on possède de l’argent – et j’en ai, grâce au CNRS –, rien de tel que de voyager.

Une seule personne est dans la confidence : il s’agit d’un professeur de mathématiques de l’université de… On comprendra que je taise sa ville et son nom. Je l’appellerai par ses initiales : D.N. Je lui téléphone régulièrement pour savoir comment évolue mon affaire. Il est formel : elle n’évolue pas. "Les gens se fichent de ton identité, Venantius. Tant pis pour ton orgueil, tant mieux pour tes finances."

J’avais cru, au début, que j’aurais moins de chance avec les femmes : Simon séduirait moins que Venantius. Quelle erreur ! Les filles ont l’oreille si peu sensible. En revanche, des détails comme le montant de la note du restaurant ou le niveau de l’hôtel sont pour elles d’une importance capitale.

Je suis resté un peu trop longtemps à M. Ce n’est pas que j’y aie attiré l’attention, mais je commençais à m’y ennuyer. Rien d’étonnant à ce que je m’ennuie : je ne travaille pas. Quand j’arrive dans un endroit nouveau, je vois ce qu’il y a à voir, je regarde les femmes qui valent la peine, je téléphone à D.N. et lui donne une adresse provisoire où il puisse m’envoyer des revues scientifiques. Je les lis en profondeur, couché sur le lit de la chambre d’hôtel. Je dépense mon argent avec effort, car je n’ai envie de rien.

Pour être plus précis, je n’ai envie de rien qui s’achète. J’ai une envie terrible de tant de choses sans prix. Mon plus grand rêve est de découvrir une idée : hélas, comme je l’ai dit, mon cerveau n’en a pas les moyens. Au moins, cela prouve que je n’ai pas tant usurpé mon titre de chercheur : je cherche. Je n’ai quasi aucune chance de trouver quoi que ce soit et pourtant je cherche. Il semble qu’il soit dans ma nature de chercher et non de trouver.

Ce que je cherche ? Je n’en ai aucune idée, bien sûr. On avait demandé à Newton comment il avait découvert les lois de l’attraction universelle. Il répondit : "En y pensant toujours." Quel sens faut-il attribuer à ce y ? A quoi rime cette situation de pensée où l’on vise ce qu’on ne voit pas ? Canguilhem dit : "Pas d’invention sans conscience d’un vide logique." Des vides logiques, j’en sens partout, mais ils sont beaucoup trop vagues pour que leur tension me révèle la moindre lumière.

Quand on ne trouve rien, on vole. J’ai volé le nom d’une poignée de gens plus malins que moi. Qu’est-ce qu’un nom ? Rien. M’appeler Simon Wolff ne me permet pas d’être le mari des femmes que les autres Simon Wolff ont épousées, ni d’habiter leur maison, ni de prendre leur argent (encore que). C’est simplement comme si je me servais d’un code informatique qui me donnerait accès à des statuts avantageux.

Cela ne m’avance pas à grand-chose, car le monde n’est pas un ordinateur. Il faut pourtant reconnaître qu’il y a des ressemblances. On arrive quelque part où les visages et les portes vous sont fermés. On dit les quelques syllabes clés : "Je m’appelle Simon Wolff" – et l’informatique des rapports humains fonctionne à l’instant : les visages et les portes s’ouvrent devant vous.

S’appeler Simon Wolff, c’est s’appeler Sésame.

Au marché des valeurs, il y en a deux qui ont la cote : la vérité et la justice. Non qu’elles soient respectées, loin s’en faut, mais parce que personne ne remet leur noblesse en question. Un homme qui se bat pour elles est d’office du bon côté.

Une chose me frappe : c’est la profonde incompatibilité entre ces deux idéaux. Prenons la vérité la plus banale : l’identité que nous recevons à la naissance. Le nom et "ce qui va avec" : situation sociale, nationalité, voire les tares physiques. On n’imagine pas plus injuste. Or, contre cette iniquité originelle, quelle autre procédure existe-t-il que le mensonge ?

J’entends déjà un cortège de braves gens protester : "Mais non, on peut s’élever grâce à son travail, sa vertu, etc." A supposer que ce soit exact, ce dont je doute, quel remède ces mêmes personnes trouvent-elles à la fadeur de certains visages, au manque de charme d’un nom, à l’absence de génie d’un esprit ?

Oui, je sais : on peut vivre avec des handicaps aussi bénins. Ils ne méritent pas qu’on en parle. Ce ne sont pas de véritables problèmes – à condition, certes, de n’avoir aucune ambition dans aucun domaine. Ce qui est le cas de la majorité des humains.

Ce n’était pas le mien. Depuis des années, je vivais dans l’obsession que la vérité s’était mal conduite envers moi, que j’avais une revanche à prendre contre elle.

Le jour où j’ai changé d’identité, je n’ai pas éprouvé la moindre honte. J’ai ressenti une très vive impression de justice. Je n’étais pas devenu plus beau, je n’étais pas devenu plus intelligent, mais je m’étais octroyé un cadeau interdit qui me consolerait pour jamais de mon manque de beauté et d’intelligence.

Entre la vérité et la justice, j’avais choisi de privilégier cette dernière. Ce qui est bizarre, c’est qu’à dater de mon mensonge, j’ai eu l’impression de me rapprocher d’une autre vérité – une vérité beaucoup plus vraie. Le brillant chercheur bardé de diplômes ressemblait tellement plus à mon moi intérieur que le thésard stérile. Vanité ? Peut-être.

Mais quand la vanité est méritée, on peut l’appeler orgueil. Après tout, usurper l’identité d’un autre n’est pas à la portée du premier venu. La preuve, c’est que le procédé n’est pas courant. Des dizaines de Simon Wolff étaient nés avec ce nom providentiel sans avoir rien fait pour cela. Moi, je m’étais donné du mal afin d’en arriver là. Si nous vivions en méritocratie, je serais le seul à pouvoir m’appeler Simon Wolff.
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